Démarche en bref
D’abord primé pour sa maitrise exceptionnelle des techniques d’estampe (Prix Albert-Dumouchel 1994), Yves Boucher plonge ensuite son regard dans la matrice de bois elle-même : cercles de croissance, teinte des essences, réseaux hydriques ou lumineux, bois de printemps ou bois d’été… sur cette matière se réfléchissent, comme sur un miroir, des forces cosmiques auxquelles nous-mêmes, nous sommes assujettis : cycles solaires ou lunaires, ondes magnétiques ou gravitationnelles et autres variations climatiques. La matrice de bois, ce microcosme d’univers, devient microcosme de la nature qui fascine. Et dans laquelle, bien sûr, nous sommes inscrits. L’histoire de l’art, et de la notion de beauté, est en bonne partie l’histoire de cette fascination. Et en son coeur, il y a cette constante : les figures mathématiques.
Déjà virtuose de la taille et du burinage, Boucher entreprend donc, à travers ce geste hypnotique, de mettre au jour les structures de la séduction qu’exerce la nature. L’oeuvre est déjà donnée à même le support. Reste à y projeter les représentations contemporaines de cette fascination, sans oublier la figure humaine. Pour ce faire, il mixe les techniques de la gravure, de la sérigraphie, de la marquèterie, du jet de sable et autres incrustations végétales, et il multiple encrages et coulées de vernis. S’ensuit une oeuvre picturale hybride, sorte de pixellisation manuelle de figures cosmiques sur matériau immémorial.
Les thématiques vont du plus fantasmé au plus rigoureux, et du nombre d’or posé par Pythagore comme la clé de l’harmonie du monde, aux théories du chaos quantique. Elles s’inspirent autant du microcosme des formations botaniques petites et grandes, que des extraordinaires formations cosmiques mises au jour par l’observatoire spatial James-Webb. En passant par les cercles de la cosmogonie médiévale de La Divine comédie de Dante, inspiratrice de l’imagerie gothique de l’ancêtre maitre graveur Gustave Doré, lequel nourrira à son tour l’imagerie du fantastique, jusqu’aux video games d’aujourd’hui.
Le travail d’Yves Boucher déborde l’atelier et les galeries. Il se déploie dans une trentaine d’installations d’art public, commandes obtenues par concours. Boucher met ainsi sa recherche à l’épreuve des espaces fournis pour la présenter, et des vocations des lieux choisis, pour s’y intégrer.
Parcours artistique : document d’analyse et de réflexion
- tiré du Catalogue, 2025
Avant-propos
Fin XIXe siècle, six-cent kilomètres au nord de Montréal, Jos Moffet, à la tête de valeureux - quoique pouilleux - défricheurs, abattait à la hache de grands pins blancs, qu’il ébranchait puis tronçonnait en billots au godendard, pour ensuite les dégrossir à la cognée, les équarrir en poutres, les lisser à la doloire, et finalement les empiler à la masse pour former les murs de l’immeuble patrimonial connu aujourd’hui sous le nom de Maison du Frère-Moffet, véritable monument au gossage du bois. À la fin du XXe siècle, abandonnée depuis longtemps, la plus vieille maison du Témiscamingue faisait alors l’objet d’intrusions, à travers le petit châssis des combles, par certains ti-culs de Ville-Marie chercheurs de fantômes. Voici l’histoire de l’un d’eux et de ce qu’il a découvert.
Ici, petit rappel. Les théories en question sont des modèles mathématiques. Certains sont « nécessaires », déterministes, avec eux les calculs donnent les mêmes résultats à quelque domaine qu’on les applique. Ce sont le cercle, la spirale logarithmique, le nombre d’or, les symétries d’échelle - parmi tant d’autres. Et certains modèles sont « hasardeux », ils donnent des résultats imprévisibles, comme les théories mathématiques quantiques, les théories des probabilités ou des jeux. Les deux types de modèles sont contradictoires mais indissociables. Appliqués, ils fondent le monde que nous nous sommes fabriqué.
Dans notre biosphère et au-delà, le pouvoir de séduction de ces abstractions mathématiques est palpable. On appelle ça d’habitude la nature, qui nous surprend, nous ravit, nous terrorise parfois, le plus souvent nous apaise. Lui, comme sous emprise, n’a de cesse de chercher pourquoi ça lui fait ça. Et de reformuler la mathématique de cette incommensurable architecture minérale, végétale, animale et sidérale qui nous contient, comme si, au bout de ses étourderies, devait enfin se trouver LA formule. Le code.
Alors, après ce lointain achat du Recensement d’âmes dans l’agora, manigancé par le hasard, était-ce nécessité qu’aujourd’hui me voici évoquant ce parcours? Il n’est pas tout à fait improbable de se l’imaginer.
S’ils ne racontent pas d’histoire, leur pérennité dans la psyché du créateur mérite qu’on leur en devine une. D’où lui viennent-ils, d’abord. Et à quoi riment-ils?
Leurs poses abracadabrantes se prêtent mal à l’hypothèse du modèle vivant. Le dessin de mémoire est en cause. Mais cette répétition finement différenciée suggère autre chose qu’un effet de mémoire. Quelque quête tâtonnante, inconsciente, est-elle en jeu? Qu’est-ce que ces contorsions, d’ailleurs? Que signifie cette danse? S’agit-il des prouesses de breakeurs et breakeuses en maitrise jouissive de leur corps? Ou bien… les lignes de séparations forment-elles des boites, et les contorsions sont-elles plutôt les convulsions d’épouvante de condamnés mis en bière vivants?
La discordance des hypothèses incite à chercher ailleurs. Et si l’erreur était d’y voir des personnages? Réduits qu’ils sont à un tronc, quatre membres gélifiés, et ça et là des appendices. Évidés. Réduits à des silhouettes. Simples contours de lointaines individualités croquées à la va-vite. Simples figures.
Dessinées au trait, on imagine l’épais carnet de croquis, les pages qui se tournent, puis la transposition du dessin sur la plaque à graver, le creusage du bois et enfin, les passages inexorables sous la presse. Et si, justement, la technique offrait une piste d’interprétation?
3/ De la gravure à une sculpture picturale
« Les choses sont des nombres » - Attribué à l’école de Pythagore par Aristote
Difficile d’évoquer L’Enfer de Dante sans évoquer le retentissement des illustrations de cet autre maître de la gravure, Gustave Doré. L’atmosphère dramatique de ses paysages fabuleux irriguera l’imaginaire littéraire gothique, puis l’imagerie fantastique du cinéma, de la bande dessinée et des video games jusqu’à aujourd’hui. Le critique d’art L. Larchey a ainsi pu écrire : « Plus que Dante illustré par Doré, c’est Doré illustré par Dante ».
Si La Divine comédie inspire Doré au point que, dans l’imaginaire collectif, la relation entre le texte et l’image s’inverse, de nos jours, c’est sur le plan technique qu’à un certain moment, elle inspire à Yves Boucher un renversement. Soudain, la matrice de bois n’est plus l’envers préalable de l’oeuvre sur papier. Elle devient l’oeuvre elle-même.
Encore une fois, la démarche est organique, inspirée par l’intimité que le geste créatif semble développer entre l’artiste et la matière.
Une cosmogonie est un récit mythique de la formation du monde et de notre place en son sein. Tant qu’il s’en inspire, Boucher tire tout ce qu’il peut de sa plaque de bois, puis il la jette pour que seule existe l’estampe, comme née de rien. Mais il fallait bien qu’un jour, entre en jeu cette tournure d’esprit, disons, pythagoricienne, où les modèles mathématiques sont perçus comme l’essence des choses et comme le principe premier de la beauté et de la séduction. Pour un tel imaginaire, il n’y a pas loin de la notion de cosmogonie à la science de la cosmologie.
Cette transition de l’oeuvre sur papier à l’oeuvre picturale est un moment fondateur de l’originalité du travail de Boucher. On ne parle pas simplement de passer du support papier au support ligneux. On passe à « pas de support ». L’oeuvre est la pièce de bois ET le travail effectué à partir d’elle, sur elle. Les deux facteurs déterminants du travail convergent. D’une part, le bois s’affirme comme l’emblème de la démarche intellectuelle centrée sur les sciences de la nature. D’autre part, la notion d’entailles se suffit à elle-même, et devient une sorte de sculpture alchimique dont le but est de transmuter la surface ligneuse en surface liquide vouée à réfléchir la lumière en tout sens, au gré de l’image sous-jacente, ou de l’image poursuivie.
On ne peut pas parler d’oeuvre picturale sans prendre en compte la corporalité distinctive du geste. Car la sollicitation physique semble souvent précéder l’apport mental. Un petit inventaire de la gestuelle de manipulation des outils peut en donner une idée.
4/ le déterminisme d’une démarche au test du hasard
Revenons brièvement au début, à l’exposition solo qui a été présentée dans le cadre de la maitrise en arts visuels, et qui s’avère la pierre d’assise de la démarche. En entrant dans la galerie, le visiteur mettait littéralement le pied sur une oeuvre : un grand plateau de bois couvrant le sol d’un mur à l’autre, à l’autre, à l’autre. S’en dégageait l’image d’un modèle mathématique, formé par l’agencement calculé de lames de bois teint. Dans son mémoire, l’artiste commente ainsi :
« En imprimant à l’ensemble un nouveau rythme, celui de la suite de Fibonacci (dont les exemples dans la nature abondent), on ne fait que restituer au bois usiné une part du langage cosmique qui y est inscrit. »
Le visiteur s’avançait ainsi à même un tableau posé à plat, conçu comme le point de départ d’une composition imaginaire vaste comme une galaxie dite spirale (une parmi 1 300 000 000 000, soit environ la moitié des galaxies observables), pendant que sur les quatre murs, d’autres oeuvres, réparties au rythme du nombre d’or, déclinaient et décuplaient les points de vue sur ce tout petit bout d’univers.
On retient de cette oeuvre éphémère que le travail de Boucher était voué à déborder passablement les murs d’exposition habituels. Comme si son sujet, combiné à l’extrême minutie de l’ouvrage sur la matière, portait en lui l’aspiration à des échelles toujours plus grandes. Ainsi, on dénombre une trentaine d’oeuvres grand (et très grand) format, exposées en permanence dans des lieux publics, et réalisées dans le cadre de concours visant l’intégration d’oeuvres d’art à l’architecture et à l’environnement.
Jusqu’ici, les processus de création et la maitrise technique s’étaient développés en vase clos, et il était entendu que les lieux d’exposition se pliaient à la vision artistique pour la présenter au mieux. Dorénavant, les espaces géographiques et architecturaux, aux vocations diverses, sont donnés à l’avance. Il faut donc assurer un dialogue entre l’oeuvre en chantier et son lieu d’installation.
Avec ces grands tondos érotiques on n’est pas aussi loin qu’il peut paraître de La Divine comédie et de sa cosmogonie. Guidé dans son périple par le souvenir lancinant de Béatrice, Dante le personnage n’était-il pas mu, lui aussi, par le désir? Il est amusant de s’imaginer, à l’époque, signor Alighieri, jeune retraité hanté par cet amour de jeunesse, ruminant son gigantesque poème. À l’étape du premier cantique, pour décrire la géographie de L’Enfer et les âmes damnées qui y croupissent, le politicien philosophe ne semble pas manquer de modèles parmi ses contemporains. Mais à la dernière étape de ce voyage de purification, lorsqu’il s’agit de cartographier neuf sphères célestes et de nommer l’ultime énergie d’amour qui meut l’univers, c’est une autre paire de manches. Dans un deuxième temps, donc, retour chez Boucher du grand poème, cette fois par l’autre bout, plus rarement représenté : celui du Paradis.
1/ L’étrange symbiose
"Créer, c'est ainsi donner une forme à son destin. » - Albert Camus
La critique d’art arrive après coup, elle transpose ce qu’on a vu en mots, et le buzz des sens en une meilleure connaissance. Voici plutôt la chronique d’une fréquentation au jour le jour, à partir du coup de hasard qui fit de moi le premier acheteur « officiel » d’un Yves Boucher. En cause : les trois gravures non-encadrées du triptyque intitulé Recensement d’âmes. Ça se passa dans l’agora souterraine de l’Université du Québec à Montréal. Les kiosques de diplômés en arts visuels faisaient de l’oeil au va-et-vient des passants, réglé sur le cycle des cours et des rames du métro.
Dans le mémoire accompagnant son exposition solo de maîtrise, l’artiste explique : « La thématique principale du corpus gravite autour des notions d’ordre et de désordre, de hasard et de nécessité. Des théories au nom du hasard, d’autres au nom de la nécessité se superposent en transparence et s’entremêlent en une étrange symbiose. »
« L’étrange symbiose » dont parle Boucher, c'est donc l’oeuvre d’art qui apparait quand il jongle avec les structures mathématiques de la réalité. Quelle démesure! D’autant qu’il présume à cette œuvre le même pouvoir de séduction que celui qu’on reconnait, depuis Pythagore, à la beauté des formules mathématiques. On se demande même comment des considérations aussi immatérielles peuvent insuffler l’énergie et l’ardeur nécessaires pour qu’un artiste entre en atelier et y passe deux ou trois décennies.
C’est que pour certains, ces structures abstraites présentent une sorte d’évidence autour de nous, au-dessus, en deça… Il faut voir Boucher dans le grand jardin à l’anglaise, au pied d’érables centenaires, penché sur des tournesols blancs pour repérer la suite de Fibonacci, qui décide de la disposition en spirale des graines au coeur de la fleur.
2/ Vers une Cosmogonie
« La créativité consiste à voir ce que les autres voient et à penser ce que personne n’a pensé » - Albert Einstein, apocryphe
L’artiste énonce sa démarche. Après, rien n’empêche de la mettre à l’épreuve de ce qu’on voit. De s’amuser à chercher d’autres clés. Prenons encore ce Recensement d’âmes.
Au premier coup d’oeil, l’image est cocasse. Des petits personnages aux postures incongrues sont alignés côte à côte en bandes superposées. La facture est engageante, on se croirait devant trois planches d’une bande dessinée. Mais sans philactères… On cherche en vain le scénario. Les pantomimes, toutes différentes, s’additionnent sans suite. Le format en triptyque donne à penser qu’elles pourraient varier à l’infini.
Ces personnages ne sont pas anodins dans le travail de Boucher. Ils vont traverser toutes les premières années de production, tant les oeuvres sur papier que picturales. Ensuite, pendant les années enchainées à produire l’oeuvre d’intégration à l’architecture, ils semblent disparaitre. Mais en surface seulement. Le principe de leur mise en scène, lui, demeure : cette séquentialité, cette duplication à l’infini mais pas à l’identique, cette continuité toujours un peu discontinue. Les personnages sont seulement mis en sourdine. À preuve, voici qu’ils réapparaissent dans le travail pictural des dernières années.
Faire de la gravure sur bois, c’est travailler à l’envers. Il ne s’agit pas de fabriquer une image, mais d’enlever, pour la mettre au jour. L’artiste creuse à la gouge et au ciseau. Le résultat est une matrice, et ce qui frappe l’oeil d’abord, c’est le lacis de cavités sombres, ces vides qui parsèment toute la surface. Or, à partir de là, la suite du processus entrainera une inversion de la perception. La matière épargnée, qui affleure maintenant en relief, sera encrée puis pressée contre le papier. Ces étapes - creusage, encrage du relief - sont ensuite répétées à volonté, tant que faire se peut. Et c’est seulement à la fin, au dernier retrait de dessous la presse, que l’image pressentie apparait… non sans avoir subi une dernière inversion gauche-droite.
Tous ces retournements peuvent étourdir. Métaphoriquement, la tâche ici consiste à montrer l’envers des choses. Tout au long de ce travail préalable, abattu dans l’attente d’une image qu’on connaîtra seulement avec un dernier geste qui la dévoilera, la pensée se projette dans le futur, dans un arrière-monde.
Combinons maintenant cette projection mentale de figures évanescentes à révéler - de projections de soi? - avec la fascination préexistante de l’artiste pour la mathématique du monde. On n’est plus loin de l’idée d’un univers schématisé, peuplé d’âmes soumises à des forces diverses. Et l’on en vient à cette thématique majeure de l’oeuvre : La Divine comédie de Dante.
Il n’y a peut-être pas sur terre témoin plus sensible des lois qui régissent le cosmos que le bois. Les révolutions de la planète autour du soleil et sur elle-même, les cycles lunaires, la gravitation, le rayonnement lumineux, les champs magnétiques, les variations climatiques, la géologie, la photosynthèse, tout cela se répercute dans la croissance radiale des arbres, les anneaux, les couches de croissance, la teinte plus ou moins foncée de l’essence, la répartition de sa densité, sa rigidité, son élasticité, sa durabilité, l’orientation des fibres et la forme des cellules du bois de printemps et du bois d’été.
Il était donc écrit qu’un jour, à mi-chemin d’un projet d’estampe, Boucher retiendrait soudain son geste, happé par… la mathématique des nervures de la plaque de bois elle-même.
Aucun tableau n’est peut-être plus emblématique de cette transition radicale que L’austère beauté de la symétrie. Sur les matrices devenues simples panneaux de merisier russe, le gravage à la gouge est remplacé par un burinage au burin à métal trafiqué maison. Une infinité d’infimes entailles sont orientées pour maximiser la vibration lumineuse en fonction des nombreux cernes du bois, eux-mêmes mis à plat au hasard de l’usinage. Seule autre intervention : l’application des vernis, qui fait ressortir le dessin inscrit par les forces cosmiques.
Il n’est pas anodin que, dans un rappel de la thématique des toutes premières estampes, ce dessin représente une figure. On croirait incarné l’ancêtre cosmique des petits personnages pourchassés dans l’excavation des matrices. Comme un signe d’aboutissement.
Prenons le cutter du style Exacto. Si on le tient comme un crayon, les incisions obliques d’un côté, puis de l’autre, donnent une écharde qui s’extrait d’elle-même. Si on s’appuie sur le pouce comme pivot, les rainures sont plus profondes et l’extraction de la matière est plus délicate. Si l’outil est pris à pleine main, elles deviennent conséquentes. À la gouge, on obtient plutôt des sillons longs, aux bords arrondis plus ou moins raboteux. Au burin ou à la toupie, selon les mèches utilisées, on débouche sur des tracés fluides. Dans tous les cas, l’effet visuel de chaque entaille est automatiquement double et mouvant : sombre d’un côté, lumineux de l’autre.
Après, pour produire une image, ces techniques exigent une attention non seulement au résultat mais au danger de la manipulation, et une constance parfaite dans la répétition hypnotique du geste.
Enfin, se succèdent selon le cas : l’application d’encres de couleur dans les rainurages dans un ordre préétabli; l’incrustation de grains et de semences choisis pour la texture souhaitée; l’application de la laque de fixation; les coulées dirigées de vernis en couches successives, sur lesquelles les interventions graphiques confèrent à la surface une stratification où le dessin s’inscrit en épaisseur; les séchages contrôlés à toutes les étapes. La sérigraphie complète parfois cette symbiose entre peinture et techniques d’estampe.
Pour ce qui est de l’imagerie, on comprend que la simple durée du « processus de fabrication » confère une teneur particulièrement méditative aux opérations mentales qui l’accompagnent. On en revient à cette idée de cosmos à saisir et à dévoiler. Les échantillons photographiques fournis dans le catalogue parlent d’eux-mêmes.
Remarquons simplement l’évolution. D’abord, l’invention d’une cosmogonie. Ensuite, l’évocation des observations scientifiques du cosmos et de sa photographie. Enfin, au plus près du geste, c’est de la richesse formelle du monde organique, notamment botanique, que vient l’inspiration.
5/ Et maintenant
« Je me représente beaucoup de mondes à venir, de mondes parallèles, les uns dans les autres, à côté des autres et sur les autres. J'imagine 'demain' en formes diverses. » - Monique Wittig
Le travail sur bois de ces dernières années, en atelier, porte la marque de cette association entre l’art visuel et l’architecture. Les formats sont grands et résolument circulaires.
Jusqu’ici, cette nouvelle phase du travail pictural comporte deux temps. D’abord, la phytomathématique revient à l’avant-plan. En 2002, les grands diptyques Fronde/Osmonde, Samares/Akènes et Nelumbo/Lune d’eau examinaient les stratégies de reproduction des végétaux, comme la fragmentation, le rhizome, la dispersion par le vent ou l’eau, etc. L’encoche reliant les diptyques symbolisait alors l’insertion. Voici que dans ce cadre, les figures humaines inventées au début de la démarche font un retour discret. Deux ou trois individus seulement par composition, mais aux traits plus réalistes et dans des postures mimant la reproduction. Les corps eux-mêmes sont constitués de formes végétales distinctes. Loin de la domination humaine sur la nature, les silhouettes se fondent dans la biosphère, comme l’indiquent les titres : Dans les champs, Sous la pluie et Sous les étoiles. À condition de ne pas se laisser distraire par l’omniprésence actuelle de la pornographie, on peut aussi sentir une allusion à l’art érotique millénaire et à la prégnance du nu dans l’histoire de l’art.
Pythagore considérait le cercle comme « la forme la plus parfaite », contenant tout et d’où tout émerge. Les mathématiciens y voient un polygone fait d’un nombre infini de côtés. Pour donner à voir son Paradis, Boucher cherche une solution du côté de l’épuration.
Dans Paradis, premières informations transmises, les silhouettes humaines ne sont plus alignées mais superposées comme si elles habitaient une sphère. C’est-à-dire qu’elles sont gravées à différentes profondeurs précisément calculées. Elles se résument souvent à des positions de doigts surdimensionnés. Déjà, en 1997 avec Nova, on trouvait des figures réduites à un anneau de mains et de doigts. La main, organe par excellence de la connaissance et de sa transmission, n’est presque plus qu’écriture. Le graphisme flirte au plus près de l’abstraction sans y disparaitre.
La couleur se réduit à peu près aux teintes naturelles du bois et du vernis. Les coulées sont le moment culminant du travail, équivalentes du dévoilement de l’estampe quand on la retire de sous la presse. Les vernis s’écoulent dans l’entrelacs de canaux, ombrageant les plus creux pour ensuite rutiler dans les moins creux. Les figures se dessinent une deuxième fois ou se camouflent. Quand tout est sillonné, l’enduit affleure à la surface pour la recouvrir.
Le regard fait son chemin dans l’oeuvre de manière intrigante. S’il suit le trait plus foncé à la recherche de la silhouette, il se perd dans la foule, et la figure sur laquelle il aboutit est aussi la plus claire et la plus petite. Alors soit le regard repart sur une autre ligne, soit l’on reprend du recul.
De même plus globalement pour le travail de l’artiste. Le voyage se poursuit. Ou recommence. La cosmologie moderne ne partage-t-elle pas avec les cosmogonies médiévales la même quête à n’en plus finir des origines : chaque fois qu’un défi de compréhension est résolu, c’est un nouveau mystère qui s’enclenche.
-René Gingras